CHAPITRE XV - Une nuit mouvementée
Les gitans ne s'approchèrent pas de la carrière et Mario lui-même ne se montra pas. La soirée était aussi belle que la journée et presque aussi chaude.
« Quel temps pour avril! remarqua Mick. Les bois doivent être pleins de muguet. »
Ils étaient allongés sur le sable et contemplaient les étoiles qui avaient un éclat extraordinaire. Dagobert creusait avec frénésie.
« Sa patte va beaucoup mieux, dit Claude. Mais de temps en temps il la tient en l'air.
— II veut que tu le plaignes et le câlines, répliqua Michel. Il est comme un bébé. »
Au bout d'un moment, Annie bâilla.
« C'est de bonne heure, mais j'ai déjà sommeil », dit-elle.
Un après l'autre, ils firent leur toilette à la source et s'essuyèrent tant bien que mal avec leur unique serviette. Puis ils se couchèrent sans prendre la .peine d'étendre des bâches. Chauffé par le soleil, le sable n'avait pas la moindre humidité.
« Qui sait si l'avion passera cette nuit? dit François à Michel. Qu'il fait chaud! Tu entends Dagobert? Il souffle comme un phoque. »
François s'endormit, mais Michel, incommodé par la chaleur, ne put fermer l'œil. Après avoir contemplé un moment les étoiles, il se leva avec précaution pour ne pas réveiller son frère.
« Je vais voir si la lampe est allumée près du camp des gitans », pensa-t-il. Il sortit de la carrière et poussa une exclamation. « Oui, elle est allumée. Je ne peux, pas la voir, mais elle répand une clarté très vive qui doit être visible du haut du ciel; les gitans attendent sans doute l'avion. »
Il tendit l'oreille… Un faible bourdonnement résonnait à l'est. L'avion probablement. Atterrirait-il cette fois?... qui tenait le manche à balai? Il courut réveiller François et les filles. Dagobert fut aussitôt prêt à tous les événements et agita la queue avec énergie. Annie et Claude partageaient son émotion.
« La lampe est de nouveau allumée. J'entends l'avion. Oh! c'est palpitant! Claude, Dagobert n'aboiera pas pour dénoncer notre présence, n'est- ce pas?
— Non, je lui ai recommandé de ne pas faire de bruit, répondit Claude. Vous entendez, l'avion approche. »
Le vrombissement annonçait que l'appareil était tout près. François donna un coup de coude à Michel.
« Vois… il survole le campement des gitans!
— Qu'il est petit! dit Michel quand il l'eut aperçu. Plus petit que je ne le croyais hier soir. Regardez… il descend. »
Mais non, l'avion volait simplement très bas et il se mit à décrire un cercle comme la veille. Puis il monta un peu et redescendit presque au-dessus de la tête des garçons.
Et soudain quelque chose tomba non loin de François… un objet qui rebondit et s'immobilisa. Sa chute fit un bruit sourd et tous les quatre sursautèrent. Dagobert grogna entre ses dents.
Boum! Un autre projectile. Boum! Boum! Boum! Annie ne put retenir un cri.
« Est-ce nous qu'ils visent? Qu'est-ce qu'ils font? »
Boum! Boum! François baissa la tête; il saisit la main d'Annie et l'entraîna dans la carrière en criant à Michel et à Claude :
« Vite, descendez! Cachez-vous dans les grottes! Nous risquons d'être atteints! »
Ils se mirent à courir; il était temps; l'avion tournait en rond et procédait à un véritable bombardement. Plusieurs projectiles tombèrent dans la carrière. L'un d'eux s'abattit devant le nez de Dagobert qui poussa un hurlement de terreur et se hâta de rejoindre Claude.
Bientôt tous furent en sécurité dans les petites grottes creusées dans les parois de la carrière. L'avion décrivit un autre cercle accompagné d'une nouvelle dégringolade d'objets lourds et bruyants. Les quatre enfants se félicitaient d'être à l'abri. « Rien n'explose, remarqua Michel. Que peut lancer cet avion? Et pourquoi? Quelle aventure bizarre !
— C'est probablement un rêve, dit François en riant. Non… un rêve ne serait pas aussi extravagant. Nous voilà cachés dans les grottes d'une carrière en pleine Lande du Mystère, la nuit, et un avion nous arrose d'obus qui n'éclatent pas. C'est de la folie!
— Je crois qu'il s'en va, dit Michel. Il a tourné en rond, mais n'a plus rien jeté. Maintenant il remonte… Il s'éloigne. Le moteur est moins bruyant. Mon Dieu! quand nous étions au bord de la carrière, j'ai cru qu'il allait me décapiter tant il volait bas!
— J'ai eu la même impression, dit Annie qui commençait à se rassurer. Pouvons-nous sortir de là maintenant?
— Oh! oui! dit François en rampant hors de la grotte. Venez. Si l'avion revient, nous l'entendrons. Je veux voir ce qu'il a jeté. »
En proie à une vive surexcitation, ils se mirent à la recherche des objets tombés du ciel. La nuit était si claire qu'ils n'avaient pas besoin de lampes électriques. François fut le premier à ramasser quelque chose. C'était un paquet plat, cousu dans une toile. Il l'examina.
« Pas de nom, rien, dit-il. C'est très curieux. Essayons de deviner le contenu.
— Des boîtes de cacao pour le déjeuner, j'espère, s'écria Annie.
— Idiote! riposta François en prenant un couteau pour couper les fils. Je suppose qu'il s'agit de contrebande. Oui, bien sûr. L'avion vient d'Angleterre et jette des marchandises à un endroit convenu. Les bohémiens les ramassent et les cachent dans leurs roulottes pour les livrer quelque part. C'est très habile!
— Oh! François, tu crois que c'est l'explication? dit Annie. Que contiennent ces paquets?... Des cigarettes?
— Non, dit François. Ils sont trop lourds. Là, j'ai coupé tous les fils. »
Les autres se rassemblèrent autour de lui. Claude prit sa lampe électrique dans sa poche et l'alluma. François arracha la toile. Il trouva ensuite un épais papier gris qu'il déchira. Puis vint un carton attaché avec de la ficelle. Le tout formait un solide emballage.
« Voyons maintenant, dit François. De minces feuilles de papier… des douzaines et des douzaines. Approche la lampe, Claude. »
Il y eut un silence et tous se penchèrent pour mieux voir.
« Miséricorde! s'écria François sidéré. Des devises américaines… des dollars. Des billets de cent dollars. Pristi! Il y en a des vingtaines et des vingtaines dans ce paquet. »
Tous les quatre restèrent bouche bée tandis que François examinait la liasse et constatait qu'elle représentait une petite fortune.
« Et l'avion a lancé des quantités de paquets. Qu'est-ce que cela signifie? ajouta le jeune garçon.
— Il y a donc des milliers et des milliers de dollars autour de nous, dans la carrière et dans la lande, conclut Claude. Tu es sûr que nous ne rêvons pas?
— Drôle de rêve! Un rêve qui vaudrait des milliers de dollars, dit Michel. François, faut-il ramasser ces paquets?
— Oui, certainement, dit François. Je commence à comprendre… Les contrebandiers viennent en avion d'Angleterre et ils ont pris leurs dispositions pour jeter les paquets dans un coin solitaire de la lande. Les gitans sont à proximité; ils allument la lampe et ramassent ce qui tombe.
— Ils enferment le butin dans leurs roulottes, s'esquivent et le portent à quelqu'un qui les paie généreusement pour leur peine, dit Michel. C'est très malin!
— Mais pourquoi apporte-t-on clandestinement ces dollars? C'est ahurissant.
— Ils sont volés peut-être, dit Claude. Cela me dépasse… Que faire? Je comprends maintenant pourquoi les gitans ne voulaient pas de nous.
— Rassemblons tous ces paquets et filons à la ferme, dit François en ramassant celui qui était à ses pieds. Les bohémiens vont se mettre à notre recherche, je n'en doute pas. Il faut partir avant leur arrivée. »
Tous les quatre se mirent en quête des paquets. Ils en trouvèrent soixante; c'était un lourd fardeau.
« Impossible de les porter, dit François. Où les cacher? Dans une de ces grottes?
— Nous pourrions les entortiller dans les couvertures et faire des ballots dont nous attacherions les deux bouts, proposa Claude. Ce serait de la folie de les laisser dans la carrière. Les gitans y viendront tout droit.
— Essayons, dit François. Je crois que nous avons réuni tous les paquets. Va chercher les couvertures. »
L'idée de Claude était excellente; ils eurent deux ballots. François en jeta un sur son épaule et Michel se chargea de l'autre.
« Venez, les filles, dit François. Marchez derrière nous. Nous suivrons la voie ferrée. Laissons nos affaires ici. Nous reviendrons les chercher. Il faut partir avant l'arrivée des bohémiens. »
Dagobert se mit soudain à aboyer.
« Voilà les gitans, s'écria Michel. Partons vite! J'entends leurs voix… Pour l'amour du Ciel, dépêchez-vous! »